
Je quittais le parquet que j'avais presque intégralement poncé par mes abondantes rotations pour m'asseoir à côté d'eux et entamer la conversation de la manière suivante :
"Bonjour messieurs. Je devine à vos manières que vous n'êtes pas de la région, d'où provenez-vous ?
_ Chui Français moi p'tite tête, j'viens d'Paname.
_ Et pouw mwâ, je souis un anglais gentilhomme.
_ Et bien messieurs, leur lançai-je affablement, soyez les bienvenus en Bourgogne ! Laissez-moi vous offrir un bon verre de vin pour célébrer notre rencontre.
_ Ah non merci, je n'bois jamais d'vin. C'est mauvais pour la santé, parait qu'on peut choper un cancer avec ce truc là. En plus c'est pas raisonnable !
_ Dou vin ?? Shocking ! dit l'anglais en trempant sa moutache dans sa tasse d'H²O bien chaude.
Je crus inutile de brusquer leurs moeurs si différentes des notres et c'est donc seul que j'entamais ma quatrième bouteille de vin rouge.
_ Mais dites moi messieurs, si vous n'aimez pas le vin, qu'est-ce qui vous amène dans ce pays ? Sont-ce les charmes légendaires des cuisses de nos indigènes ? Avouez-le filous, fis-je en clignant de l'oeil et en leur donnant de légers coups de coude persistants, on est venus s'offrir les plaisirs salaces de l'amour à la bourguignonne ! Cachotiers va !
_ Plait-il ? me demanda l'anglais interloqué.
_ Ah non t'y es pas du tout mon gars, on est là pour le boulot, on bosse à Salives, dans le centre d'expérimentation d'armes nucléaires."
Je fus si troublé par cette dernière information que je bus d'un seul trait mon litron de rouge. C'est alors qu'on me mit au courant de toute l'affaire. La France et l'Angleterre venaient de s'entendre pour créer un centre d'essai d'armes nucléaires situé à Salives, en Côte d'Or, à 45 kilomètres de Dijon. Ainsi donc, après l'Algérie et la Polynésie, c'est à nouveau dans un pays colonisé -la Bourgogne- que la France venait effectuer ses cochonneries thermo-nucléaires. Le gouvernement français avouait d'ailleurs sans se troubler nullement que ce centre de simulation atomique permettrait aux scientifiques français et britanniques de "modéliser les performances des ogives et des matières nucléaires" mises en oeuvre par les deux armées, afin d'assurer "la viabilité, la sûreté et la sécurité à long terme de nos arsenaux nucléaires".
Bienvenue en Bourgogne
J'étais au bord de la commotion cérébrale et il ne fallut pas moins qu'une cinquième bouteille de vin rouge pour commencer à reprendre mes esprits.
"_Messieurs, dis-je en tremblant d'effroi, je présume qu'il s'agit d'une plaisanterie. D'ailleurs les Bourguignons n'ont pas donné leur avis.
_ Si j'puis m'permettre mon p'tit gars, votre avis, et ben ça fait 533 ans qu'on s'en fiche pas mal. Faut savoir être raisonnable quoi !
_ Et pouis ça est oune gwande chance pouw la Bouwgogne. A great opportunity, comme on dit dans notwe home.
_ Une chance ? Vous rigolez ? En quoi c'est une chance de servir de cobaye à des armements nucléaires ?
_ Ca est oune twes gwande chance. Nous appowté des millions d'euwos d'investissement. Et de la modern technologie. Bôcu de scientifiques. Tout le monde va pawler de la Bouwgogne !
_ Ben ouais ! Grâce à nous la Bourgogne va devenir aussi célèbre dans le monde que Mururoa ou que Nagazaki !
Ces arguments me laissèrent pour le moins perplexe.
_ Mais n'y a-t'il un risque pour la santé ? m'enquis-je très interrogativement.
A peine avais-je finis de poser ma question que les deux ingénieurs se mirent à hurler littéralement de rire. Ils se convulsionnaient positivement d'hilarité.
"_ Ho ! Ho ! Ho ! Dangeweuw pour la santé, c'est two dwole s'esclaffa le britanique dont le fou rire dévoila une large rangée de dents bleues et vertes.
_ HA ! HA ! HA ! Dangereux pour la santé !". Le français se tenait le ventre des deux mains tant il rigolait, tandis que son troisième bras m'appliqua une vigoureuse tape dans le dos.
"_T'es impayable toi alors ! Non mais t'as entendu ça Smith ?
_ Ca est hilarant mon cher Durand.
_ Dangereux pour la santé ? Mais ce sont les obscurantistes qui disent ça. Chacun sait qu'une ogive thermo-nucléaire ne f'rait pas d'mal à une mouche.
_ Ca est bien dit, répondit l'oreille de l'anglais, au fond de laquelle se trouvait une petite bouche.
_ Bon ben c'est pas l'tout d'se fendre les cotes mais va falloir qu'on y aille. Ca serait pas raisonnable de rester trop longtemps.".
Les deux hommes me serrèrent chaleureusement la main, puis ils se dirigèrent vers la sortie en rampant sur la tentacule géante qui leur servait de jambes, laissant derrière eux une longue trainée de bave phosphorescente.
De toutes évidences, les arguments de ces gaillards étaient parvenus à convaincre la quasi-totalité de la classe politique bourguignonne, puisque Patriat, Sauvadet et le maire de Salives avaient accueilli la nouvelle avec le plus grand enthousiasme, mais de mon côté je ne pus m'empêcher de penser qu'en accueillant ce site, la Bourgogne était le dindon d'une farce un peu trop radioactive à mon goût.