La Bourgogne regorge de trésors. Son sol est grouillant de chefs d'oeuvre, il pullule de merveilles. Elle dort sur un magot infini. Et le plus triste c'est qu'elle n'en a même plus conscience.
Ainsi le Puits de Moïse de Claus Sluter...
Ce sommet de l'art occidental !
Bien sûr tous les Bourguignons sont plus ou moins au courant de son existence mais combien d'entre eux prennent la peine d'aller l'admirer ?
Peu.
Bien peu.
A peine quelques bourguignonistes forcenés et quelques inconditionnels panégérystes de l'art absolu dont je m'honore de faire partie.
Moi-même j'ai d'ailleurs longtemps différé cette visite. Il est vrai que l'accès n'en n'est pas aisé. Il faut longer longuement l'autoroute sur un petit pan étroit de trottoir mal goudronné, supporter le pénible bruit des trains et l'âcre odeur des pots d'échappement qui toxiquement, dans un nuage évanescent, vous envoient leur grise fumée dans la cavité pulmonaire, il faut aussi endurer sans abri les tourments de la pluie ou du soleil, en un mot il faut faire tout le tour de l'hopital.
Mais l'effort n'est pas vain ! Car ce qui attend le voyage un peu curieux et téméraire dépasse tous ses espoirs. Vous qui entrez dans cet hôpital psychiatrique, découvrez l'espérance !
Avant de découvrir le puits lui-même il faut errer quelques temps dans un immense jardin, peuplé d'aliénés au cerveau amoindri, et enfin on le découvre, au fond d'une grande cour blanche, comme une apparition, c'est lui, c'est bien lui, on ne rêve pas, le cauchemar prend fin, la beauté devient réelle, déjà la Bourgogne semble se libérer car il est là : le fameux Puits de Moïse !
Oubliez toutes les photographies que vous avez pû en voir. Moi aussi je croyais connaitre cette sculpture sous toutes ses coutures, mais il me suffit de jeter coup d'oeil même fugace sur le puits pour oublier tout ce que je croyais savoir à son sujet.
J'ai visité le Louvre, j'ai trainé mes savates au Prado et mes babouches à Tanger, j'ai crapahuté à Venise, je me suis baguenaudé à Bruxelles, j'ai musardé à Londres, tournaillé à Dunkerque et launé à Berlin, et bien je l'affirme sans frémir, je n'y jamais rencontré oeuvre digne de celle-ci.
Elle surpasse tout ce que la sculpture a pu produire, et humilie tranquillement 30 000 ans d'histoire de l'art.
Ces pauvres hommes des cavernes en auraient avalé leurs menhirs, quant à Phidias, la vue d'une telle merveille l'aurait illico renvoyé se faire voir là d'où il vient (c'est-à-dire chez les Grecs).
Il faut voir le regard terrible de ces prophètes, la finnesse de leurs traits où la moindre ride dessine disctinctement leur visage surhumain. On se prend à s'étonner de leur mutisme en voyant ces bouches qui semblent s'animer, on croit entendre gronder leur voix dans le ciel même. L'effet est saisissant. On à peine à croire qu'il ne s'agit que de pierre taillée. Ces statues là vivent. Elles vivent de la vie puissante des prohètes de la Bible. On sent que ces regards inquisitoriaux, d'une force glaçante, se sont déjà posé sur Dieu lui-même.
C'est une oeuvre effroyable et sublime.
Pour moi elle marque la parfaite synthèse entre l'art gothique et l'art renaissant.
Qu'on s'entende. Je porte la plus vive admiration pour l'art italien de la Renaissance, c'est lui qui a poussé le plus loin la perfection technique, mais j'ai toujours trouvé qu'il y avait quelque chose d'affecté. On sent la pose et l'afféterie, ce qui s'explique sans difficultés par la corruption des moeurs des artistes de cette époque. En un mot, lorsque j'observe les satues italiennes, ce n'est pas à l'Olympe que je songe mais plutôt à un défilé d'invertis.
L'art gothique me plait bien davantage. Il a une simplicité qui le rend bien plus touchant, et son aspect impersonnel le rend plus solennel et donc plus religieux. Mais il conserve toujours une certaine raideur, une certaine maladresse un peu gênante.
Le puits de Moïse accomplit ce miracle de mêler à la perfection technique la profondeur de l'âme.

Comment rester français après un tel spectacle ?
L'isolement du Puits rend sa visite plus agréable puisqu'elle empêche d'être dérangé par des cohortes de touristes imbéciles.
Autour de moi quelques aliénés paraissaient partager mon émerveillement. L'un d'eux assis sur un banc penchait son visage sur son épaule, la bouche aussi béate que la mienne, laissant échapper un abondant filet de bave sur sa belle camisole blanche.
Un autre à l'enthousiasme plus expansif donnait frénétiquement de formidables coups de tête à un châtaigner (j'ignore ce que lui avait fait ce pauvre fagacé). Deux infirmiers aux épaules de bûcherons vinrent mettre un terme à l'inégale lutte entre cet arbre et ce demeuré, visiblement pour l'emmener prendre une petite douche, qu'il avait d'ailleurs bien mérité.
De toute évidence, une oeuvre d'une telle force n'est pas sans dommage pour la raison.
Je restai près de deux heures bouche bée, en extase devant ce miracle bien réel. Quand mon hébétude commença à endolorir ma mâchoire je me décidai à rentrer.
Je rentrai chez moi lentement, les yeux encore éblouis.
Que dire en conclusion ?
Rien.
La pierre m'a prouvé sa supériorité sur toute littérature.
Allez-voir le Puits de Moïse, il surclasse toute description.
Et là bas, dans cet asile de déments, à la périphérie de Dijon, en regardant Daniel droit dans son regard de feu vous comprendrez ce qu'est vraiment la Bourgogne. Car cette oeuvre en est la plus parfaite définition, elle nous montre ce qu'elle est et ce qu'elle peut accomplir, et ce qu'elle prophétise solennellement c'est sa libération prochaine !